Je m’appelle Eloïse, j’ai 20 ans. Mon petit frère, de deux ans mon cadet, est atteint d’une Infirmité Motrice Cérébrale et d’une Hypertension Artérielle Pulmonaire. Il est né très grand prématuré et se déplace principalement en fauteuil roulant depuis plusieurs années maintenant.
Il y a quelques mois, le lycée dans lequel il est scolarisé a organisé un voyage à Londres, qui le concernait. Il se trouve que nous avons dû nous battre, mes parents et moi, pour que mon frère soit inclus dans le projet. En effet, l’une des professeures encadrant le voyage nous a informés par un message téléphonique que compte tenu des difficultés de mon frère, il avait été décidé par l’équipe pédagogique qu’il était préférable de ne pas l’emmener. Ni mes parents, ni la direction de l’établissement, ni l’AESH, ni le SESSAD, ni mon frère lui-même n’ont été consultés en amont de cette décision. Après une multitude de messages, de rendez-vous, de réunions, d’appels téléphoniques, de courriers et de doutes, nous avons obtenu gain de cause : mon frère est parti en voyage à Londres avec sa classe. Nous n’avons jamais eu d’excuses à proprement parler pour ce combat que nous n’aurions pas dû avoir à mener. Et, bien que nous ayons eu le dernier mot, nous ne sortons ni heureux ni victorieux de cette bataille. Parce que malheureusement ce n’était pas la première et ce ne sera certainement pas la dernière. Ces batailles sont nombreuses parce que nombreux sont ceux et celles qui ne font pas l’effort de comprendre à quoi ça ressemble vraiment, le handicap. C’est à toutes ces personnes que j’adresse mon témoignage.
Je parle en mon nom, en tant que jeune fille qui a grandi avec un petit frère handicapé, en tant qu’enfant qui a dû partager sa vie avec la maladie, le handicap et toutes les difficultés qui l’accompagnent. Et croyez-moi, ces difficultés vont bien au-delà de ce que vous pouvez imaginer, et je pèse mes mots. Moi-même j’ai mis de nombreuses années et autant de séances de thérapie pour réaliser à quel point le handicap avait impacté ma vie, ma personnalité, mes relations, mes besoins, mon développement et la construction de mon identité. Le handicap ce n’est pas seulement un boulet que vous traînez et qui vous fait boiter. C’est un nuage qui flotte en permanence au-dessus de votre tête. Un océan d’emmerdes dans lequel vous devez constamment surnager. Des montagnes que vous ne finissez jamais de gravir, des montagnes à perte de vue.
Le handicap détruit des rêves, il détruit des familles, il détruit des vies.
Au quotidien, c’est un poids permanent sur les épaules. Mais c’est un poids auquel, face à l’absence de choix, on finit malgré tout par s’habituer. On s’habitue à faire des sacrifices, à se battre plus souvent, à surmonter plus de difficultés, on s’habitue à s’adapter, à chercher des solutions, à réfléchir constamment, à tout prévoir, on s’habitue à s’organiser, à s’inquiéter, on s’habitue à essayer de ne pas trop y penser mais à beaucoup y penser quand même, on s’habitue à penser à tout, on s’habitue à renoncer parfois.
Mais on ne s’habitue pas à la violence. On ne s’habitue pas à l’incompréhension. On ne s’habitue pas à l’antipathie. On ne s’habitue pas à la mauvaise volonté des autres. La mauvaise volonté de l’Etat qui n’en fait souvent pas assez, la mauvaise volonté des médecins qui ne reconnaissent pas leurs erreurs, la mauvaise volonté des lieux publics qui sont inaccessibles, la mauvaise volonté des trop nombreuses institutions qui ne font pas d’efforts. Pourtant, là encore par absence de choix, on prend sur nous. On ne s’y habitue pas, c’est chaque fois une nouvelle claque, chaque fois un rappel que nos vies sont condamnées à être sans cesse un défi. Malheureusement, nous sommes bien obligés de faire avec.
Mais voyez-vous, il arrive un moment où l’on ne peut plus supporter cette mauvaise volonté. Un point de non-retour qui fait exploser en nous toute la colère, la frustration et la douleur accumulées depuis si longtemps.
Ce moment, c’est quand la mauvaise volonté a un visage. Quand elle a un nom. Un visage et un nom qui nous frappent de plein fouet, qui nous mettent à terre. Et après la sidération vient la réalisation. On réalise, ou plutôt on se souvient, une fois de plus, que l’on est seuls, tellement seuls dans ce combat. Que notre réalité, celle dans laquelle nous sommes contraints de vivre, est bien loin d’être prise en compte et comprise par ceux qui nous entourent. Qu’il reste encore tellement de chemin. Qu’il nous faudra encore tellement de forces pour continuer d’avancer. Que le combat, aussi épuisant soit-il, ne sera jamais achevé. Qu’il faudra toujours se battre, même pour les choses les plus simples, même contre des gens que l’on a crus intelligents, empathiques et de confiance. Qu’en tant que personne handicapée, même avec un seul poumon, on n’a pas le droit de s’essouffler. Et qu’en tant que famille d’une personne handicapée, on doit courir à ses côtés, partout, tout le temps.
Lorsque les professeurs nous ont laissé un message pour nous dire que mon frère ne partirait pas en voyage scolaire, je me suis dit : « Ils en ont de la chance. Non seulement ils ne vivent pas avec le handicap au quotidien, mais en plus ils ont le luxe de choisir de ne pas s’y confronter, même pour une petite semaine. Ils ont raison, c’est tellement fatigant. Ils en ont de la chance, de ne pas avoir mauvaise conscience après s’être tranquillement débarrassés du problème. » Ce qui n’était pour eux qu’un simple message et qui leur décollait un chewing-gum de sous la chaussure, a fait sur nous l’effet d’une claque, de celles qui vous coupent le souffle. Nous, on ne peut pas. On ne peut pas se débarrasser du handicap comme ils ont essayé de se débarrasser de mon frère. On ne l’a pas choisi et il est là, depuis 18 ans, bien au chaud dans nos vies. Il pèse sur notre histoire, sur notre famille, sur notre quotidien, sur nos vacances, sur nos emplois du temps, sur notre santé mentale, sur nos responsabilités, et j’en passe. Et je ne parle que de vivre avec une personne handicapée, je ne parle même pas de l’être.
Je suis en colère contre le manque de considération. En colère contre l’injustice qui nous est infligée. Le handicap, on l’accepte parce qu’on n’a pas d’autre choix. Mais on ne peut pas accepter que quelqu’un refuse -par pur confort- de s’adapter, de faire un pas vers ceux qui n’ont pas ce luxe. C’est profondément injuste que les autres aient ce choix que l’on a toujours rêvé d’avoir. Celui de faire abstraction du handicap. Celui de décider que ça ne sera pas un problème.
Alors voilà. Je regrette de ne pas pouvoir vous faire réellement prendre conscience de ce qu’implique le mot « handicap ». Ça aussi, cela fait partie des choses auxquelles nous devons nous résoudre : personne d’autre que les concernés ne pourra jamais vraiment comprendre ce que nous vivons. C’est malheureux, mais c’est comme ça. C’est pourquoi je ne vous demande pas de comprendre.
Mais à tous ceux qui participent d’une manière ou d’une autre à ce qui s’appelle de la discrimination, j’espère que ce témoignage fera peser sur vous le poids de la culpabilité, qui n’est qu’un vulgaire pour cent du poids du handicap qui pèse sur nous depuis 18 ans. Ce ne serait finalement que la moindre des choses que vous le regrettiez. Idéalement ce serait une maigre consolation pour nous, mais nous n’aurons sans doute même pas ce plaisir, parce que cela ne compensera jamais la violence de vos mots, de vos actes, à l’égard du handicap – et à l’égard des personnes handicapées. Mon message n’a donc même pas la moindre saveur de vengeance. Il ne m’apportera rien. Il n’annulera ni vos paroles, ni la maladie. Mais si au moins il pouvait vous pousser à réfléchir avec un minimum de bon sens et d’empathie, et ainsi préserver des personnes déjà vulnérables de votre ignorance et de votre violence. Ce serait déjà ça.